La quantité et la variété
des thèmes abordés lors du dernier colloque organisé au XXème siècle
par le "Merleau-Ponty Circle" a correspondu pleinement aux possibilités
que le titre choisi, par son ampleur, laissait entrevoir, Merleau-Ponty,
Mind and Body : Philosophical Contributions to Psychology. Plus
de quarante intervenants se sont en effet succédés dans les salles du North East Wales Institute de Wrexham pour analyser les voies
ouvertes par les oeuvres merleau-pontyennes dans les domaines de l'esthétique,
de la phénoménologie, de la sociologie, de la psychanalyse et surtout
de la psychologie.
Comme l'a expliqué le Conference Director James Morley,
dans sa brève introduction aux travaux du colloque, la question : "quelle
psychologie peut naître de la philosophie de Merleau-Ponty ?" a été
le véritable fil conducteur de la sélection, dont l'éventail a été très
large, des recherches présentées au colloque. Sur la base d'un tel questionnement,
bon nombre des communications présentées se sont caractérisées par leur
teneur pragmatique, qui a privilégié l'impact de certains concepts merleau-pontyens
- surtout sa notion de l'intersubjectivité entendue comme "chair" et
"réversibilité" - sur les théories et sur la pratique même du psychothérapeute.
Un choix qui a conduit aussi, dans de nombreux cas, à interpréter la
"chair" merleau-pontyenne comme dimension oubliée, mais toujours présente,
du commerce des êtres humains entre eux et avec le monde.
Ce fut justement le cas de la communication
controversée de Petruska Clarkson, du Physis Institute de Londres,
dont l'hypothèse est qu'en substance les théories au fondement des diverses
approches psychothérapeutiques s'équivalent, et qui a insisté en revanche
sur le rapport d'empathie entre le thérapeute et le patient, lequel
emprunte sa valeur justement à la notion de "chair" : rapport profond
qui, selon Clarkson, s'établit par-delà les différences entre les individus
et permet d'en guérir les blessures.
Egalement très discutée fut la communication
proposée par Martin Dillon, de la Binghampton University, qui
s'est inspiré de la "chair" merleau-pontyenne dans le cadre d'une réflexion
sociologique sur la normativité en matière de sexualité : partant du
principe que les normes acceptées par convention sont en contraste avec
ce qui émerge de la "connaissance charnelle" de l'individu, Dillon a
souligné la nécessité d'une révision des normes qui sont au fondement
de l'éducation sexuelle, pour privilégier le développement de la maturation
personnelle.
Dans la perspective de la psychothérapie gestaltiste,
Des Kennedy du Wirral Gestalt Therapy a rappelé l'insistance avec laquelle La phénoménologie de la perception prête attention à l'ouverture
du sujet au monde et, indirectement, au fait que le patient est unique.
Amedeo Giorgi, du Saybrook Institute de San Fransisco, s'est
en revanche attaché à la question de l'apport de Merleau-Ponty à la
psychologie du point de vue épistémologique : ce sont justement les
réflexions du philosophe français, a rappelé Giorgi, qui viennent au
secours du psychologue quand ce dernier veut contester le paradigme
objectiviste du réel, lequel a marqué de son empreinte le modèle théorétique
même de la psychologie. Le psychologue, a souligné le conférencier,
a affaire à des phénomènes significatifs dont il doit comprendre les
motivations, et non chercher les causes ; la phénoménologie merleau-pontyenne
suggère donc à la psychologie de comprendre un sujet engagé dans le
monde.
Très stimulante fut la recherche de Shaun Gallagher,
du Canisius College de Buffalo, et de Jonathan Cole, de la Southampton
University, qui ont exposé le cas d'un sujet malade de "désafférentation",
c'est-à-dire d'une interruption des impulsions sensitives en raison
de la destruction des voies nerveuses afférentes, lequel, grâce à une
thérapie longue et complexe, a retrouvé la capacité de mouvoir ses membres
(sans cependant en retrouver la perception), à condition de les maintenir
sous un contrôle visuel permanent. Bien que n'impliquant pas une référence
immédiate à Merleau-Ponty, la discussion du cas a touché certains points
théorétiques cruciaux y compris dans la pensée du philosophe français
: grâce à un certain nombre d'expériences, les chercheurs ont en effet
découvert que le sujet en question, bien qu'il ne fût apte à se déplacer
et à se saisir d'objets qu'en observant ses propres membres, réussissait
en revanche à gesticuler tout à fait naturellement. A partir de ces
observations, les deux intervenants ont donc supposé que la sphère de
la gestualité se trouve proche de, ou appartient à la sphère même du
langage, d'une façon comparable à ce que suggère Merleau-Ponty lui-même
dans ses réflexions sur l'expression langagière.
Un parallèle entre les enquêtes de la médecine
et la pensée de Merleau-Ponty a été développée ultérieurement par l'allemand
Thomas Fuchs, de la clinique universitaire de Heidelberg. Le conférencier
a proposé une interprétation des différentes conceptions de la perception
chez Husserl et Merleau-Ponty en les mettant en relation avec la schizophrénie
et avec deux formes particulières dans lequelles celle-ci peut se manifester
: comme aliénation du monde perçu caractérisée par une sensation d'irréalité,
ou au contraire comme empathie totale avec le monde, lequel acquiert
des significations multiples et ne peut plus être "tenu à distance"
: cette dernière situation peut être rapprochée des descriptions que
fait Merleau-Ponty, d'après lesquelles la perception et la reconnaissance
d'objet se produisent grâce au lien intime qui se noue entre le corps
et le monde, lequel se fait donc accessible "du dedans". John Heaton
de la Philadelphia Association (Londres) est lui aussi parti
de l'analyse de quelques cas de schizophrénie, pour se demander avant
toute autre chose : "qu'est-ce peut apprendre de Merleau-Ponty la pratique
psychothérapeutique ?", et proposer un parallèle entre la théorie du
langage du philosophe français et celle de Wittgenstein fondée sur la
centralité du geste, porteur de "l'immanence de la signification".
Talia Welsh (Stony Brook) s'est ensuite interrogée
sur l'impact des théories merleau-pontyennes sur la pratique thérapeutique,
psychanalytique cette fois : soulignant la manière dont la découverte
de l'inconscient freudien avait joué un rôle important dans l'abandon
par Merleau-Ponty de la notion traditionnelle de conscience, Welsh a
bien mis en évidence comment les réflexions du philosophe français sur
la chair ne peuvent pas pour autant être considérées comme applicables
à la pratique psychanalytique d'obédience freudienne.
Kurt Dauer Keller, de l'université danoise d'Aalborg,
a centré ses réflexions sur le rapport entre le corps et le monde ;
l'intentionalité est en effet cette réponse spontanée du corps au monde
dans laquelle se fait la genèse du sens : percevoir des formes c'est
en effet les percevoir sur un fond "avant de les thématiser dans une
perspective sujet-objet". Mais la relation entre le corps propre et
le monde, avec une attention particulière portée au rôle de l'émotion
et de l'habitude, fut aussi l'objet des réflexions de Kym Maclaren,
de la Penn State University - qui a analysé les contributions
de Merleau-Ponty, William James et Sartre à l'examen du côté créatif
de l'émotion -, et de Gail Weiss, de la George Washington University, qui a proposé en revanche une analyse des habitudes en se référant aussi
à Deleuze et à Bourdieu, profitant de l'occasion pour souligner encore
une fois la dimension sociale du rapport entre le corps et le monde
chez Merleau-Ponty, mais surtout la capacité de création et d'innovation
de la corporéité entendue comme système ouvert d'échanges.
Plus critique, Beata Stawarska, de l'université
de Leuven, a examiné le problème de l'intersubjectivité en se demandant
si la constitution du corps n'était pas continuellement en train de
se faire, plutôt qu'achevée une fois pour toutes ainsi que Merleau-Ponty
paraît l'indiquer dans les descriptions du "stade du miroir" chez l'enfant.
Selon Stawarska, le philosophe n'a pas accordé suffisamment d'importance
au rôle d'autrui, refermant la phase de constitution du soi dans une
sorte de "solipsisme".
Prenant en considération les oeuvres plus tardives,
c'est-à-dire L'oeil et l'esprit, Le visible et l'invisible, ainsi que
les notes des derniers cours, Alexi Kukuljevic, de la Seattle University,
et Jenny Slatman, de l'université d'Amsterdam, ont cherché à suivre
les traces de la "psychanalyse de la nature" visée par Merleau-Ponty.
Pour Kukuljevic l'inconscient est le "oui" primordial à la vie, l'ouverture
originaire qui ne se donne jamais comme positivité, mais tantôt comme
invisible, tantôt comme retrait, tandis que le rêve, avec sa "surdétermination",
représente le "double" de l'ouverture du corps au monde.
Slatman s'est attachée surtout à la théorie
de l'expression qui peut être inférée d'une "psychanalyse de la nature",
précisant que l'inconscient est un moment de l'intentionalité elle-même,
laquelle doit à son tour être comprise comme articulation de nature
et logos : le corps est en effet ouverture au monde, dimension libidinale
capable de se sublimer dans l'art et le langage.
Art, langage et poésie ont également été au
coeur de l'intervention d'Elke de Rijke, de l'université d'Anvers, qui,
en relisant les écrits de Merleau-Ponty consacrés à Paul Valéry et Claude
Simon, a retracé la conception de la poésie qui selon lui ressort de
ces écrits, en montrant dans la parole poétique le medium entre le langage
objectif "de la chose" et le langage émotionnel "du sujet".
A se préoccuper d'un thème d'esthétique, au
double sens d'une réflexion concernant la sphère de l'art ainsi que
celle de la perception, il y eut encore Andrea Pinotti, de l'Università
degli Studi de Milan. Partant des critiques insistantes de Merleau-Ponty
à l'encontre de Berenson concernant "la valeur tactile de la peinture",
affirmée par le critique d'art et niée par le philosophe, Pinotti -
dans la mouvance de Dufrenne qui dans L'oeil et l'oreille note
la supériorité du voir sur les autres sens dans la pensée de Merleau-Ponty
- a mis en relief la façon dont, dans cette dernière mais aussi dans
celle de Berenson, se cache une conception essentiellement visuelle
de l'imagination.
Quoi qu'il en soit, peu nombreux furent les
intervenants à avoir cherché à mettre en lumière les noeuds les plus
problématiques de la pensée merleau-pontyenne. Comme il a déjà été dit,
c'est plutôt la conception de la "chair" dans toutes ses acceptions
les moins subversives et les plus tranquillisantes qui fut mise à l'ordre
du jour, transformée en modèle d'interprétation pour décrire les rapports
entre les êtres humains, en notion explicative à même de désarmer les
doutes plutôt que de susciter des interrogations. |