(A) la prose

- auteur: anonyme

- dédicataire: non mentionné

- datation: XVe siècle

- Doutrepont 1939, pp. 25-29 [consacre une part importante de la notice au Pseudo-Turpin]

- manuscrit unique:

Paris, BnF, Arsenal, 3324

- organisation du texte

L’œuvre, divisée en 43 chapitres, entrelace, comme son titre l’indique, l’histoire de l’expédition d’Espagne, d’après le Pseudo-Turpin, et celle d’Anséïs de Carthage. Etant donné la célébrité de la Chronique, il a sans doute paru difficile au prosateur d’ignorer un tel texte s’il voulait rapporter «les fais d’Espaigne»: il ne lui restait plus qu’à tenter d’associer les expéditions de Charlemagne et l’histoire d’Anséïs, comme il le dit en son «proheme»: «Et dist pour entrer en matere qu’aprez ce qu’il a veu et leu en pluseurs croniques qu’il a eu son intencion d’exposer brief les fais d’Espaigne qui se firent par Charlemaine et son nepveu qui en fut roy» (f. 1v). Peut-être a-t-il été encouragé dans cette association par des lecteurs qui l’auraient surpris au travail: «Et pour ce donques que pluseurs qui congnurent de la matere et virent en son escriptoire aulcuns coiers encommenciez lui prierent que cel chappitle, et cil aussi de Raincevaulx, la mort aussi de Charlemaine il y voulsist remettre en prose, tant pour l’honneur des poissans princes comme pour leurs fais merveilleux, mais aussi l’effect de son livre attiré sur celles Espaignes entretenist quoy qu’il feist et gardast souverainement le mouvement de l’exercite et le cas de l’intencion. Or est vrai, ce dist le cronique tirant hors un peu de matere toute reseant es Espaignes…» (15r).

La prose commence donc par le récit du songe de Charlemagne qui voit saint Jacques l’inviter à libérer son tombeau, puis vient la première expédition d’Espagne, avec le siège de Pampelune et la chute miraculeuse des murailles de la ville, le pèlerinage à Saint-Jacques, la description d’une idole merveilleuse, la première guerre d’Agolant et le miracle des lances fleuries (chapitres 1 à 3). Le chapitre 4, qui commence au f. 12r, introduit l’histoire d’Anséïs avec le récit de son couronnement, suivi du départ de Charlemagne après les recommandations de «bonne tenue» faites à son neveu. La rubrique est la suivante: «Cy dist comment aprez que Charlemaine eust sejourné a saint Fagon (Sahagun) il institua roy d’Espaigne Anseis son propre nepveu pour le bien de tout cel pays. Et comment pour le bien de lui et de son royaulme il lui laissa de ses barons, puiz print congiet et s’en revint en son regne et pays de France». Mais dès le chapitre 5 (f. 14v), le prosateur, en prenant le Pseudo-Turpin pour guide principal, revient à l’expédition de Charlemagne en Espagne, avec la trahison de Ganelon, la bataille de Roncevaux et la mort de Roland, la vision de Turpin, et le duel de Thierry et de Pinabel. L’action d’Anséïs reprend au chapitre 11 (f. 30r) et se poursuit jusqu’au chapitre 39 (f. 140v), avec le mariage de Raymon et de Braidemonde, la veuve de Marsile. Les trois derniers chapitres (40-42, ff. 140v-145r) reviennent au Pseudo-Turpin et concernent Charlemagne (signes avant-coureurs de sa mort, son trépas, son portrait). Un chapitre de conclusion (43) rappelle les procédures suivies par le translateur et ses intentions.

Il est donc clair que, malgré le désir d’associer deux récits, le Pseudo-Turpin est réduit à la portion congrue (12 chapitres sur 43, 32 ff. sur 145), et que l’histoire d’Anséïs est le sujet essentiel de la prose.

Malgré les réserves de Voretzsch 1898 sur la place du chapitre 4, l’articulation entre les deux modèles est relativement bien assurée, grâce notamment à des modifications apportées à la trame du Pseudo-Turpin. La mort de Marsile, par exemple, est reportée à la partie Anséïs, de manière à retrouver les données de la chanson; de même les campagnes contre Agolant sont écourtées, et l’on n’y lit pas le débat théologique entre Charles et le Sarrasin, ce qui aurait constitué un doublet avec la dispute que la chanson instaure entre l’empereur et Marsile, dispute que la prose n’aura garde de négliger (ff. 137v-138r).

Le prosateur veut faire de l’histoire d’Anséïs un guide de conduite, une sorte de miroir du prince – en songeant aux exploits accomplis par les chrétiens mais aussi à la faute du roi d’Espagne –, destiné aux puissants de ce monde. Il abrège son modèle et l’actualise. Dans les scènes de guerre, il accorde une grande importance aux archers (f. 74v), aux jets de «plonbz chaulz et… oiles chauldes» (103v) et à la construction d’une mine destinée à abattre un mur de forteresse. Il sait décrire les blessés piétinés par les chevaux (f. 120v). Il actualise aussi les scènes de réjouissances, comme les mariages, avec les gabs des lendemains de noces (f. 99v), et accroît la caractérisation des personnages en développant l’analyse de leurs sentiments (hésitation de Charlemagne à propos de la demande d’aide d’Anséïs après le viol de sa promesse, ff. 108r-v, 109r-110r), en faisant place à de nombreux discours ou monologues (Gaudisse, ff. 94vb-96vb; Anséïs, ff. 106v-107r). «Ainsi le roman en prose cherche toujours à enrichir, à embellir le vieux récit, à l’approprier au goût de son temps autant que possible» (Voretzsch 1898, p. 269).