notice rédigée par François Suard
(A) la prose
- auteur: Jacques Le Gros
- datation: 1525
- Doutrepont 1939, p. 276
- manuscrit unique:
Paris, BnF, fr. 12791 (numérisé dans Gallica)
- organisation du texte
Pas de titre précédant le texte de la prose; à partir du f. 2r, titre courant au recto de chaque feuillet: «De Gerard du Frattre»; le ms semble ainsi préparé pour l’impression.
Présence de nombreuses insertions lyriques aux ff. 4v, 6r, 15r, 30r-v, 31r, 52v, 56v-57r-v, 58r, 88v, 93v-94r, 104v, 117v-118r, 130v, 140v, 156r (devise «Espoir Loyal» dans la marge de droite) -v, 167r-v, 168r, 175r-v, 185v, 191v, 214r-v (devise au bas de la page, sigle «GR» dans la marge de droite), 215r.
La compilation, placée sous le patronage de l’archevêque Turpin, propose une mise en prose de Fierabras (ff. 1r-25v), suivie de celle d’Aspremont (ff. 25v-106r), puis d’une version du Pèlerinage de Charlemagne (ff. 106r-228r). A la fin de son œuvre, le prosateur déclare que son modèle, Turpin, «laisse les gestes du duc Gerard du Frattre et de ses enfans» et traite maintenant de l’histoire de «Regnault surnommé de Montauban» (f. 228r), histoire qu’il va suivre à son tour. On notera que le nom donné au héros est proche de Girart d’Eufrate, nom que l’on trouve dans certains manuscrits de la Chanson d’Aspremont.
L’ouvrage n’a donc pas pour sujet unique l’histoire de Gérard et de ses fils; le vassal impétueux joue cependant un rôle important dans la partie Aspremont, rôle qui devient plus épisodique dans le Pèlerinage, puisqu’il refuse de se porter au secours de l’empereur, tandis que ses fils, et notamment Milon d’Auvergne, interviennent dans cette dernière partie. Par ailleurs, le prosateur connaît la fin terrible du rebelle, telle qu’on la trouve dans le Myreur des Histors (il s’arrache le cœur après avoir été blessé par Ogier), mais ne raconte pas, contrairement au Myreur, la guerre contre Charlemagne qui l’a précédée. Ce qui l’intéresse, c’est une sorte de fresque épique dont il fixe le début avec l’histoire de Fierabras – où Gérard n’intervient pas –, cause de l’attaque menée dans Aspremont, du fait de la mort de Ballant, par les Sarrasins Angoullant (Agolant) et Yaumont (Aumont). A la fin de cette séquence Gérard se révolte contre Charlemagne. Le Pèlerinage est lié à cette révolte, dans la mesure où l’empereur, plongé dans la tristesse par la révolte de son vassal, décide de partir à Jérusalem. Au cours de cette partie, Gérard poursuit ses néfastes projets, mais Milon d’Auvergne vient au secours de son suzerain. Cependant, et contrairement au Myreur, la prose ne conte ni le secours apporté par Charlemagne à Gérard, assiégé par les Sarrasins dans Orbendas, ni la guerre entre vassal et suzerain, qui se termine par la mort du rebelle.
Un autre trait marquant de la prose est sa tendance cyclique: elle confie dans Fierabras et dans Aspremont un rôle important à Regnault de Dordonne, et fait d’Ogier une figure essentielle du Pèlerinage: le prosateur connaît notamment l’épisode de la lâcheté d’Alori. Il n’est donc pas surprenant, après qu’il a conté les exploits d’Ogier, de lui voir annoncer une suite consacrée à Regnault.
Le patronage accordé à Turpin s’explique par l’influence sensible de la célèbre chronique, dans la mesure où, par exemple, l’action de la partie Aspremont s’insère dans le cadre d’une conquête complète de l’Espagne.
Sur le plan stylistique, la caractéristique majeure est la présence fréquente d’une écriture humaniste et l’insertion de nombreux passages lyriques, œuvre probable du compilateur, et qui interviennent à l’occasion de discours rapportés, qu’ils soient individuels ou collectifs.
a) la partie Fierabras
Elle est très réduite (5 chapitres sur 80); elle commence sans transition par une cour tenue par Charlemagne à Paris afin de porter secours à Olivier qui, après sa victoire sur Fierabras, est retenu prisonnier avec les pairs de France en Espagne: un tiers environ de la chanson primitive disparaît de la sorte. La prose diffère considérablement des données de la chanson du XIIe siècle: le rôle de Fierabras est très effacé, l’importance des diableries sarrasines est développée, ainsi que le rôle de Renier de Gennes, de Regnault de Dordonne – dont on conte ici les enfances – et d’Ogier; les scènes de délibération prennent le pas sur les scènes d’action. Le passage se termine par la mort de Ballant (tué par Ogier) et le baptême de Florippes, ainsi que par les louanges adressées aux plus vaillants chrétiens, notamment Regnault de Dourdonne, louanges que Turpin «mist en son rolle par ordre, comme en plusieurs volumes sont contenues et senefiez» (f. 26r).
b) la partie Aspremont
Plus développée que la précédente (25 chapitres), elle offre avec la chanson du XIIe siècle d’importantes différences. La formule initiale peut laisser supposer que le lien avec Fierabras a quelque chose d’arbitraire: «Il est vray semblable que pour lors regnoit en la grant cité de Mesques ung geant oultrecuydé fier et orguelleux oultre mesure nommé Yaumont filz du grant Angoullant d’Affricque» (f. 26r). Du reste, autre lien arbitraire, Yaumont est informé de la défaite et de la mort de Ballant par Sinagon, qui a recueilli sur son navire des Sarrasins échappés au carnage. L’action se déroule en Espagne, et non en Calabre; Roland possède déjà l’épée Durendal, et l’importance respective des chefs sarrasins est inversée: Angoullant est tué au début du récit, en préambule à la grande bataille, et c’est Yaumont qui, du côté païen, est le grand adversaire des chrétiens. L’ensemble du récit est rapporté à l’histoire de la conquête de l’Espagne, comme dans le Pseudo-Turpin, et se termine par l’instauration du privilège de l’église de Saint-Jacques. Gérard, après la victoire sur les Sarrasins, se révolte bien contre Charlemagne, mais il se comporte au départ comme un personnage pieux (c’est parce qu’il se rend en pèlerinage à Compostelle qu’il est amené à venir en aide à l’empereur) et comme un vassal fidèle. Enfin l’aspect cyclique de la prose est confirmé par le rôle éminent que continue à jouer Renaud: c’est lui, notamment, qui tue Angollant; en revanche, c’est Roland qui, comme dans la chanson, tue Yaumont.
c) la partie Pèlerinage
Partie la plus développée de la prose (50 chapitres), elle ne doit rien, si ce n’est le motif du pèlerinage, à la chanson du XIIe siècle qui raconte le voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople. Elle est en revanche proche pour une large part du texte présent dans le Myreur des Histors (voir notice), ce qui suppose un modèle commun. Après avoir tenu une cour à Laon, au cours de laquelle s’illustre Renaud et où Gérard se rebelle violemment contre l’empereur, Charlemagne part pour Jérusalem après avoir laissé la régence du royaume à Renier de Gennes, assisté d’Aymon de Dordonne. Il passe par la Lombardie où sa troupe, et notamment Renaud et Ogier, connaît des aventures merveilleuses: lutte contre le géant Carinos que tue Renaud, combats livrés et remportés par Ogier dans le château du géant. Charlemagne rencontre ensuite le pape Milon, puis reçoit à Jérusalem la relique de Pierre le Mineur. Sur le chemin du retour, les chrétiens sont assaillis en mer et capturés par Sinagon de Palerme: seul Milon d’Auvergne, fils bâtard de Gérard qui a accompagné son suzerain alors que le rebelle était retourné à Orbendas, peut s’échapper. Il demande en vain de l’aide à son père afin de délivrer Charlemagne et les siens, mais en trouve auprès des régents du royaume, qui lèvent une armée de secours. Une grande bataille voit la victoire des chrétiens et la réalisation de plusieurs projets amoureux: la belle sarrasine Gracienne est baptisée et épouse Ogier, dont elle aura une fille, nommée elle aussi Gracienne, mais elle meurt quelques jours après avoir accouché; Flesglentine de son côté épouse Estou, fils de d’Eudon de Langres.
Cette partie propose, autour du thème du pèlerinage (le seul que retienne le Myreur) des aventures nombreuses, de nature très diverse: tournois, aventures fantastiques, aventures amoureuses, dont les héros sont Ogier et à un moindre degré Renaud et Milon. Ce dernier est présenté comme un chevalier loyal, vigoureusement opposé à son père Gérard.
(B) les sources
On connaît trois proses rapportant l’histoire de Gérard, vassal rebelle de Charlemagne: celle du Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse (voir notice), où le héros porte le nom de Gerart del Fraite; celle de notre ms Paris, BnF, fr. 12791, où il s’agit de Gérard du Frattre; celle de l’Histoire et ancienne chronique de Gérard d’Euphrate (voir notice Gérard d’Euphrate). Les deux premières ont pour modèle une prose non conservée, dérivée d’un remaniement de la Chanson d’Aspremont; la troisième prend pour point de départ le début de Gérard du Frattre et procède ensuite de manière autonome.
Pour ce qui concerne Aspremont,aucune prose autonome ne dérime la chanson de geste de la fin du XIIe siècle. Ce récit d’une victoire remportée par Charlemagne en Calabre sur les Sarrasins Aumont et son père Agolant, et qui rapporte les circonstances dans lesquelles Roland sauve la vie de son oncle et conquiert ses propres emblèmes (son épée Durendal, son olifant et son cheval Veillantif) a toutefois suffisamment marqué les esprits pour que deux compilations intègrent cette histoire, avec des modifications plus ou moins importantes: les Chroniques et Conquêtes de Charlemagne (voir notice) et le Gérard du Frattre.
La prose est attribuée au «treschatolicque archevesque Turpin». Les chansons de geste qui nous sont parvenues (Fierabras, Aspremont, Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem) et dont l’action ne correspond que très partiellement aux trois grandes séquences de la prose, ne sauraient être sa source directe, tant les différences sont importantes. Le seul élément sur lequel nous pouvons nous appuyer est l’utilisation par le prosateur et par Jean d’Outremeuse d’un modèle commun pour la partie Pèlerinage, modèle antérieur par conséquent à la fin du XIVe siècle, qui pouvait être attribué à Turpin dans le ms fr. 12791 (ce que ne confirme pas la version du prosateur liégeois), en raison de la célébrité de la Chronique. Ce modèle pouvait lui-même remonter à une version remaniée de la Chanson d’Aspremont.
La partie Pèlerinage faisait-elle suite à la partie Aspremont ? La chose est vraisemblable puisque la rébellion de Gérard est présente à la fin de cette dernière, comme aussi dans la chanson du XIIe siècle. La «récupération» de Fierabras pourrait être due en revanche à l’invention du prosateur. En tout cas, celui-ci reconnaît au début de son ouvrage la pluralité des matières traitées par son modèle à propos de «Gerard du Frattre […] duquel ce present volume porte le non. Et combien que de plusieurs aultes belles et plaisantes matieres soit aorné, touttefois s’adonne nostre aucteur Turpin plus sur luy que sur aultres. Car pour ses faits merveilleux a voullu et luy a reservé ceste presente cronicque, laquelle a l’aide du speculateur des actes humains je sertifiray et metteray au net selon mon simple et rude entendement pour estre exibé a tous nobles lecteurs» (f. 2r).
Se pose également la question du Gérard du Frattre figurant dans la Bibliothèque de Jacques Le Gros dans l’inventaire daté de 1533. L. Delisle avait déjà reconnu qu’un certain nombre de titres font partie d’un ajout postérieur: les Angoisses douloureuses d’Elisenne de Crenne par exemple n’ont été éditées qu’en 1538. Par ailleurs la plupart des ouvrages figurant dans l’inventaire sont des livres imprimés; il n’en va pas ainsi de notre Gérard, puisque la première édition correspondant à un tel titre, sinon à son contenu, est de 1549. Le titre figurant dans l’inventaire correspond donc très vraisemblablement au Gérard figurant plus loin dans le ms, fr. 12791, manuscrit qui, comme l’inventaire, a été copié par Jacques Le Gros lui-même ou sur ses indications (Cooper 2012, pp. 4-6).
(C) histoire de la prose
Le texte du ms BnF, fr. 12791 n’a pas été imprimé. Certains passages de l’Ancienne Chronique de Gérard d’Euphrate (la presque totalité du premier chapitre), sont très proches de la prose manuscrite.
(D) bibliographie
(1) édition en préparation par Adélaïde Lambert (sous la dir. de N. Henrard, Université de Liège)
(2)bibliographie critique
L. Delisle 1896, «Documents parisiens de la Bibliothèque de Berne. I Livre de raison de Jacques Le Gros; Note additionnelle. Manuscrit de Jacques Le Gros», in Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile de France, XXIII, pp. 225-247 et 291-296
R. Louis 1947, «La chanson de geste de Girart de Fraite», in Girart, comte de Vienne, dans les chansons de geste: Girart de Vienne, Girart de Fraite, Girart de Roussillon, Première partie, Auxerre, Imprimerie moderne, pp. 115-176
F. Suard 1991, «La légende de Gérart de Fraite en français du XIVe au XVIe siècle», in Rhétorique et mise en prose au XVe siècle, Milano, Vita e Pensiero, pp. 139-172 [repris in Chanson de geste et tradition épique en France au Moyen Age, Caen, Paradigme, 1994, pp. 416-448]
F. Suard 2003, «Fierabras dans trois proses françaises», in Le rayonnement de Fierabras dans la littérature européenne, Lyon, CEDIC, 2003, pp. 157-176 (pp. 170-176)
F. Suard 2004, «Aspremont aux XVe et XVIe siècles», in L’Analisi Linguistica e Letteraria, 12, pp. 425-453 (pp. 435-453)
Suard 2011, p. 319
R. Cooper 2012a, Le premier livre de l’histoire et ancienne chronique de Gerard d’Euphrate, Duc de Bourgogne, Paris, Classiques Garnier, 2012, pp. 28-30
R. Cooper 2012b, «Roman, histoire, nationalisme: le cas antihéroïque de Gérard d’Euphrate», in Le Roman à la Renaissance, Lyon, RHR, (en ligne: http://www.rhr16.fr/contenus/ressources/Cooper_Jan2012_PG.pdf)
A. Lambert 2018, «Pratiques d’écriture d’un bourgeois de Paris au xvie siècle. Deux livres de Jacques Le Gros (Paris, BnF, fr. 12791; Berne, BU, MUE Bong VI 221)», in Le Moyen Français, 83, pp. 121-138
A. Lambert 2018, «Des vieux romans aux Amadis. Rhétorique de l’exploit guerrier dans le manuscrit Gerard du Frattre et l’imprimé Gerard d’Euphrate», in Bien dire et bien aprandre, 33, pp. 23-36