(A) la prose

- auteur: anonyme

- dédicataire: non mentionné

- datation: fin du XIIIe siècle (date présumée des fragments manuscrits), Italie

- Doutrepont 1939, pas de mentions significatives

- un manuscrit + trois fragments:

(1) Rouen, BM, O-33

(2) Paris, BnF, lat. 6002

(3) London, BL, Lansdowne 229

(4) Oxford, Queen’s College, 106

- organisation du texte

L’examen des trois fragments (graphie, décoration, justification, langue) montre qu’ils pourraient provenir d’un même manuscrit, et en tout cas du même atelier de copie (Vielliard 1988, pp. 511-515); on soulignera qu’ils ont tous été utilisés dans la reliure de manuscrits anglais du XVIe siècle, dont deux ont appartenu à la même personne. A cause de leur étendue limitée, ces fragments ne s’avèrent pas déterminants pour la reconstruction textuelle de Prose 3, mais ils confirment que la version du manuscrit de Rouen n’est pas un remaniement tardif: la coïncidence entre le texte des fragments et celui de ce manuscrit est en fait quasi parfaite; il arrive néanmoins que les fragments présentent des variantes ponctuelles souvent meilleures.

Vu l’apport extrêmement limité des fragments, on se rapportera exclusivement au texte du manuscrit de Rouen. Prose 3 n’a pas de titre, mais l’explicit le désigne comme «livre de la destruction de Troyes la Grant» (f. 135vb); quant à Landomata, dont le début manque, l’explicit l’appelle «istoire de Landomatha filz de Hector de Troyes» (f. 137rb). Le prologue de Benoît de Sainte-Maure est remplacé par quelques lignes d’introduction:

«Raison est et droitture, puis que souvent en sommes en matiere, que nous disions la cause et la raison pourquoy Troye la grant fu destruitte; car il est fol et nices qui souvent maintient parole de chose que il ne scet ne cognoist devant qu’il ait apris et sceu que ce est» (f. 2ra),

suivies immédiatement de l’histoire de Jason.

Prose 3 est sans doute la plus libre des versions en prose du Roman de Troie et la moins fidèle au modèle en vers. Dans la première partie, elle déstructure complètement le roman de Benoît et réduit au minimum la description des batailles, qui sont tantôt entièrement supprimées, tantôt décrites de manière impressionniste en mélangeant quelques clichés tirés de Benoît; il est parfois possible de repérer la reprise de quelques formules qui se trouvent à une très grande distance l’une de l’autre dans le texte en vers. Ainsi, l’action militaire s’estompe et cède la place à un récit dramatique qui donne plus de relief aux personnages et aux dialogues.

L’auteur de Prose 3 semble vouloir ignorer la structure de la source, qu’il connaît cependant en profondeur et dont il reprend des phrases, des modules et des situations parfois très éloignés: il s’agit d’une technique exploitée également dans les autres mises en prose du Roman de Troie, mais poussée ici aux extrêmes limites. Le dérimeur procède donc à une redistribution sélective qui lui permet de mettre en valeur les épisodes et les personnages qu’il veut privilégier et de réduire ou d’effacer complètement les parties qui l’intéressent moins. L’histoire de la première destruction de Troie est ainsi traitée de manière très synthétique: ni ambassades, ni discours, ni préparatifs de batailles; l’attention est concentrée sur les relations entre les personnages de Péléas, Hercule, Jason, Médée, et même l’histoire d’amour entre ces deux derniers est fortement réduite. La synthèse opérée par Prose 3 est particulièrement poussée dans la première partie du récit, jusqu’à la mort d’Hector; à partir de cet épisode, par contre, le texte suit plus fidèlement son modèle.

A cause de la grande liberté du prosateur à l’égard de la source, il est difficile de distinguer les véritables ajouts, qui semblent relativement rares et fonctionnels au projet, et qui se concentrent dans la première partie du récit. On rappellera l’ample espace accordé à l’histoire de Pâris et Hélène, notamment au jugement de Pâris (en correspondance des vv. 3860-3919), et à la spectaculaire description d’Hélène, qui inclut un véritable lapidaire (cf. vv. 5119-5140). D’autres ajouts significatifs concernent le discours du roi Laomédon (après le v. 1002), un monologue d’Hélénus (placé vraisemblablement après le v. 4936), la mention du roi Lernesius, père de Briséis (juste avant les portraits des Grecs), l’invention du personnage de Thideus, sorte de mélange entre Thydée et Thésée (parmi les portraits des Grecs), la mention du jeune Forulus, qui aperçoit les premiers signes de l’amour entre Briséida et Diomède.

Dans la première partie toujours, l’auteur de Prose 3 insère fréquemment des proverbes dans le récit en guise de commentaire synthétique, parfois aussi dans les dialogues; mais la présence des proverbes est une caractéristique du manuscrit de Rouen qui n’est confirmée ni par les fragments ni par le volgarizzamento italien: il pourrait donc s’agir d’un ajout qui ne se trouvait pas dans la version originale.

Prose 3 s’avère particulièrement intéressante à cause de l’incohérence apparente dans le traitement des histoires d’amour. D’un côté, l’auteur semble se conformer au modèle de Prose 1 en abrégeant l’histoire de Briséida, dont il exploite uniquement la relation ambigüe avec Diomède (toute la première partie des adieux à Troïlus, correspondant aux vv. 13261-13512, est radicalement abrégée; la longue tirade misogyne de Benoît et l’exaltation de la riche dame de riche rei sont supprimées, de même que la description du manteau de Briséida), et en supprimant l’épisode d’Achille amoureux; en revanche, il récupère les monologues de Briséida et de Polyxène et valorise énormément la figure d’Hélène, introduite par la longue, étonnante description physique qui contient le lapidaire à laquelle nous avons fait allusion. De plus, la synthèse extrême opérée dans les scènes de bataille fait ressortir davantage, en tout cas dans la première moitié du texte, quelques noyaux narratifs centrés sur certains personnages et leurs relations: Jason et Médée, Pâris et Hélène, Briséida, Hector, Achille et Polyxène. S’il est difficile de déterminer l’intérêt que le prosateur porte aux histoires d’amour, on peut affirmer avec certitude que les personnages et leurs interactions l’intéressent beaucoup plus que les actions et les batailles.

L’auteur de Prose 3 rompt partiellement avec la tradition évhémériste des autres versions: dans son récit les dieux retrouvent leur place. Même si le merveilleux ne semble pas l’intéresser, un des points distinctifs de cette version est justement l’attention réservée au mythe. Dans ce contexte les dieux jouent un rôle de plus en plus actif: le jugement de Pâris n’est plus un rêve de ce dernier, comme c’était le cas dans le roman en vers et dans les autres versions en prose, mais un événement réel, au cours duquel la déesse Vénus est nommée à plusieurs reprises. C’est à cause de son autorité que les prêtres troyens approuvent le mariage d’Hélène et Pâris, que l’armée troyenne fonde sa confiance sur l’aide des déesses, et se réjouit du fait d’avoir dans ses rangs Enée, le fils de Vénus.

Le dérimeur devait posséder une discrète connaissance de la littérature latine et romane. La description du locus amoenus qui sert de cadreau jugement de Pâris reprend des éléments qui semblent dériver de quelques lais féeriques. Les ajouts sur Pâris et Hélène et sur le roi Lernesius révèlent la connaissance de la matière troyenne. La plupart des intégrations de matière antique peuvent se justifier par une référence aux Héroïdes. La figure de Tydée, qui n’a rien à voir avec la guerre de Troie, assume des caractéristiques de Méléagre et de Thésée; tous les éléments les plus significatifs de ce passage de Prose 3 se trouvent réunis dans les Héroïdes glosées du ms Gaddien rel. 71 de la Bibliothèque Laurentienne de Florence, le même qui contient l’Istorietta troiana, volgarizzamento italien de Prose 3; le lien entre Prose 3 et les Héroïdes est confirmé par l’ajout du paragraphe sur le roi Lernesius (f. 22rab du ms de Rouen), qui n’a d’autre fonction que d’introduire la figure de sa fille Briséis, l’amie d’Achille protagoniste d’une des épîtres d’Ovide; d’autres références aux protagonistes masculins des épîtres ovidiennes, qui n’auraient rien à voir avec la guerre de Troie, sont ajoutées par exemple aux ff. 22vb-23ra du ms de Rouen.

Prose 3 a toujours été considérée d’origine italienne sur la base des fragments de la fin du XIIIe siècle, dont un en tout cas provenant d’un atelier génois, et des quelques formes italianisantes présentes dans le texte. L’identification de la source utilisée dans la description d’Hélène avec une version en prose de la traduction anglo-normande du lapidaire de Marbode de Rennes et la présence de proverbes qui semblent remonter à un recueil également anglo-normand ont fait penser à une origine différente, dans les domaines plus septentrionaux de langue d’oïl. Mais le mélange d’éléments linguistiques et iconographiques qui attestent des influences à la fois italiennes et de la France du Nord est typique d’une certaine production italienne du XIIIe siècle, en particulier de la cour angevine de Naples.