notice rédigée par Bernard Guidot


(A) la prose

- auteur:David Aubert (auteur supposé)

- dédicataires:successivement Jean de Créquy (prologue du ms KBR, 9066) et Philippe le Bon (prologue du ms. KBR, 9067)

- datation: 1458

- Doutrepont 1939, pp.63-86

- deux manuscrits:

(1) Bruxelles, KBR, 9066 (vol. I), 9067 (vol. II), 9068 (vol. III) (ms de base pour l’éd. Guiette)

(2) Dresde, LB, O-81

- organisation du texte

Version de Bruxelles. A l’origine, les Chroniques étaient divisées en deux tomes, chacun ouvert par un prologue. La version d’Aubert comporte 217 chapitres. La lecture des Chroniques est facilitée, pour chaque chapitre, par une présentation liminaire qui en résume le contenu: «Comment, apres la conqueste faitte, les nobles empereurs et le patriarche visitterent les sains lieux de Jherusalem; comment il fist occire le califfe, et conquirent toute Surie par force» (éd. Guiette, I, p. 142); «Comment Fierabras rencontra Olivier et les bons crestiens qui emmenoient la proie des Sarrazins; et du debat qui y fu» (éd. Guiette, II, première partie, p. 23); «Comment le noble Charlemaine vint a Chartres, et fist amener Guennelon apres lui a Laon, par le jugement de ses nobles barons» (éd. Guiette, II, seconde partie, p. 86).

De très sérieux doutes subsistent concernant David Aubert: est-il l’«acteur» du ms 9066? Est-il l’auteur d’une partie de la compilation ou de l’ensemble? La critique se perd en conjectures, car, dans l’entourage des princes, il a été, tour à tour ou en même temps, copiste, remanieur et, sans aucun doute, véritable créateur.

Très longtemps, toute qualité littéraire a été refusée aux Chroniques. Cela était particulièrement injuste. La compilation de matériaux n’exclut pas les arrangements novateurs, subtils et intelligents. Certes, grisaille et monotonie vont parfois de pair avec une trop grande régularité stylistique qui se sépare des chansons de geste. D’assez nombreuses phrases sont languissantes, encombrées de participes présents, de relatives, de conjonctives, d’autant que l’attaque de certains chapitres se caractérise par une certaine lenteur. Toutefois, le style de David Aubert, sensible aux contrastes, recourt aux ellipses narratives, met en scène la parole, lors de longues interventions orales. Si les comparaisons et métaphores restent rares dans les Chroniques, à une époque de grande délicatesse mondaine, David Aubert a une imagination qui est en étroite relation avec le regard que ses personnages portent sur le monde et sa hantise est de lasser le lecteur: «Non pour tant l’istoire ne puet pas narrer tous leurs fais au long, car trop pourroit ennuier a les descripre et ouir». Contrairement à ce qu’affirmait R. Guiette, il n’a pas négligé la «conjointure». Agencée avec un véritable souci de la composition et possédant une réelle séduction littéraire, sa création, loin d’être seulement un assemblage de sources héritées du passé, est partiellement à l’image d’un automne du Moyen Age attirant et séduisant.

Pour le traitement des sources, cf. infra.

La version de Dresde est un remaniement de la version de Bruxelles: l’auteur déclare dans son prologue avoir trouvé sa matière dans un ouvrage écrit à l’intention de Jean de Créquy. Ce remaniement abrège en général son modèle: il compte 180 chapitres (au lieu de 217) et 297 ff. au lieu de 1000, mais certains éléments peuvent être ajoutés, surtout dans la première partie (Prologue et ch. 1 à 32), où l’utilisation des chroniques, qu’il s’agisse du Pseudo-Turpin – référence signalée dans le prologue et confirmée par Doutrepont et Valentin –, de la Vita Karolid’Eginhard, de la Vita Karoli Magni de 1166 ou des chroniques de Philippe Mousket, de Jean Boendale ou de Jacob van Maerlant, est systématique. Dans cette première partie, les chapitres 1 et 2, 10, 18 et 19, 25, 27, 28 et 29 sont propres à la version de Dresde.

 


(B) la source

L’examen des sources s’avère singulièrement délicat. Des sources diverses ont été exploitées et ont servi de simples points de départ. Aucune n’est privilégiée; David Aubert semble d’ailleurs s’être ingénié à brouiller les pistes. Il a eu recours à des chroniques et à des chansons de geste, mais, dans chaque cas, on ignore quelle version il a utilisée. Des contradictions de détail écartent l’idée d’une fidélité absolue à un modèle, d’autant qu’une certaine part due à la tradition orale ne saurait être écartée. Des incertitudes constantes demeurent après les investigations pratiquées et empêchent toute affirmation péremptoire.

B. Bousmanne et G. Palumbo (LDB, IV, p. 132) ont rappelé les sources envisagées par G. Doutrepont, notamment la Vita Karoli Magni d’Eginhard, la Chronique du Pseudo-Turpin, l’Iter Hierosolimitanum, les Grandes Chroniques de France, la Chronique rimée de Philippe Mousket, ainsi que de nombreux textes épiques: Doon de Mayence, Gaufrey, Charlemagne de Girart d’Amiens, la Chevalerie Ogier de Raimbert de Paris et les Enfances Ogier d’Adenet le Roi, la Chanson d’Aspremont, Garin de Monglane en prose (Paris, Arsenal, ms 3351, voir notice), Fierabras en vers ainsi que le roman de Fierabras anonyme en prose (voir notice), Renaut de Montauban (version du XIIIème siècle), peut-être la Prise de Pampelune de Nicolas de Vérone, une version française de la Karlamagnus saga, le Roland rimé, la Chanson des Saisnes de Jean Bodel.

Dans cette même notice, B. Bousmanne et G. Palumbo eux-mêmes ont procédé à un travail méticuleux (LDB, IV, pp. 133-142). Ils examinent point par point les différentes étapes du récit, en apportant leur pierre à l’édifice. Il convient de se reporter à leurs analyses admirables. Quelques exemples seulement: le «portrait de Charlemagne» est établi d’après la traduction française de l’Historia Magni Karoli «faite par maître Johannes et plus précisément une version remaniée… composée en 1206» (p. 133); pour les «guerres contre les Lombards et les Saxons», «David Aubert semble avoir repris, développé et adapté une source majeure, les Grandes Chroniques de France» (p. 133); la structure générale est respectée, même s’il y a des «coupures» et des «remaniements»; il en est de même pour la «reprise de la guerre contre les Saxons», pour «Charlemagne aide le pape Léon et est couronné empereur» et pour le Voyage de Charlemagne à Jérusalem (pp. 134-135); pour ce qui touche à la «bataille en Aspremont», vis-à-vis d’une tradition manuscrite compliquée, la version des Chroniques est difficile à rattacher à une source; peut-être David Aubert a-t-il fait preuve d’une particulière originalité; Girart de Vienne ne dérive pas du poème de Bertrand de Bar-sur-Aube, mais de trois versions du XVe siècle. La situation des Quatre Fils Aymon est extrêmement compliquée: une seule certitude, David Aubert «a connu le cycle remanié des Quatre Fils Aymon en entier» (p. 139). Pour la «bataille de Roncevaux», B. Bousmanne et G. Palumbo s’opposent aux vues de J. Horrent, d’A. Moisan et de J. M. G. Schobben: la «prise de Narbonne» se situe dans le droit fil de la Geste de Garin de Monglane en proseet du Roman de Guillaume d’Orange en prose. La «dernière guerre contre les Saisnes» s’inspire directement de la Chanson des Saisnes de Jean Bodel (ms T et L). Parfois, David Aubert n’a pas suivi de texte précis («Jeunesse de Charlemagne» et «Guerre contre Gargane, roi de Hongrie»).

En résumé, dans la mesure où des filiations précises peuvent être établies, David Aubert s’est surtout servi de versions françaises assez récentes et en prose, ce qui ne signifie pas qu’il ait ignoré l’existence des anciennes chansons de geste. En tout cas, il n’avait aucune raison de recourir directement à des sources latines. Le souci d’harmonisation de la matière est constant pour aboutir à une biographie poétique de Charlemagne. Quelles que soient les sources considérées, David Aubert s’appuie sur les versions les plus remaniées. B. Bousmanne et G. Palumbo font remarquer que «le compilateur […] fait preuve d’une excellente connaissance, presque encyclopédique, de la production épique carolingienne accessible à son époque» (LDB, IV, p. 144). S’il semble avoir travaillé parfois de mémoire, David Aubert peut également décalquer sa source avec précision. L’unité de la compilation a aussi été renforcée par la mise au premier plan de personnages qui avaient moins d’importance dans les diverses sources: «Naimes, Turpin, Richart de Normandie, Thierri d’Ardenne ou Carouel d’Angleterre» (p. 145). Cela est complété par la volonté d’harmonisation et la création d’une atmosphère chevaleresque et courtoise.

La thèse de V. Guyen-Croquez (Nancy, 2008, sous presse) apporte des vues complémentaires et partiellement nouvelles sur les Chroniques et leurs sources, le traitement que David Aubert leur réserve, tout en visant à la cohérence interne de son récit et à l’idéalisation de Charlemagne.

 


(C) histoire de la prose

«Cette compilation, la seule histoire littéraire en prose de Charlemagne au XVe siècle, n’a, pas plus que le Charlemagne de Girart d’Amiens, été reprise par les imprimés» (Suard 2011, p. 328).

A partir de la fin du XVe et jusqu’au XIXe siècle, le titre donné par les imprimés au roman en prose de Fierabras par Jean Bagnyon rappelle d’assez loin l’œuvre de David Aubert: entre autres, La conqueste du grant roy Charlemaigne des Espaignes et des vaillances des douze pers de France et aussi celles du vaillant Fierabras, Rouen, pour François Regnauld, ca 1515. Mais il ne s’agit que d’une Vie de Charlemagne d’après le Pseudo-Turpin, d’une prose de la chanson de Fierabras  et du récit de la bataille de Roncevaux également d’après le Pseudo-Turpin (voir notice Fierabras de Jean Bagnyon).


(D) bibliographie 

Pour une bibliographie complète, voir LDB, IV, pp. 150-152.

(1) éditions

P. Meyer, Girart de Roussillon, Paris, 1884, pp. CXCII-CCXXXIV [éd. Partielle]

R. Guiette, Croniques et conquestes de Charlemaine:

I, ms KBR, 9066, Bruxelles, Palais des Académies, 1940

II, Première Partie: ms KBR, 9067, Bruxelles, Palais des Académies, 1943

II, Seconde Partie: ms KBR, 9068, Bruxelles, Palais des Académies, 1951

[Le tome III n’est jamais paru. Il devait contenir tout l’apparat critique nécessaire: règles d’édition observées; introduction grammaticale; glossaire; index; introduction littéraire]

(2) bibliographie critique

G. Lichtenstein 1898, Vergleichende Untersuchung über die jüngeren Bearbeitungen des Chanson de Girart de Viane: im Anhang Kapitelüberschriften der Dresdener Hs. O 81, Marburg, Elwert, pp. 1, 60-72 [édition des rubriques des 180 chapitres du ms de Dresde]   

C. Valentin 1900, Untersuchung über die Quellen der ‘Conquestes de Charlemaine’, Dresdener Hs O81, Halle, Erlangen

C. Valentin 1902, «Untersuchung über die Quellen der Conquestes de Charlemaine (Dresdener Hs O81)», in Romanische Forschungen, 13,  pp. 1-99

R. Guiette 1956, «Notes sur la ‘Prise de Nobles’», in Romanica Gandensia, 4, pp. 67-80

R. Guiette 1961, «L’entrée de Charlemagne en Espagne et la tradition des Croniques et Conquestes de Charlemaine (1458)», in Cultura Neolatina, 21, pp. 206-213

M. Piron 1961, «De quelle version de Renaud de Montauban David Aubert s’est-il inspiré?», in Fin du Moyen Age et Renaissance. Mélanges de philologie française offerts à Robert Guiette, Anvers, De Nederlandsche Boekhandel, pp. 139-150

A. Rosellini 1961, «Analisi critica della ‘Prise de Narbonne’», in Studi Francesi, 5, pp. 1-13

R. Guiette 1963, «Les deux scènes du cor dans la Chanson de Roland et dans les Conquestes de Charlemagne», in Le Moyen Age, 69, pp. 845-855

P. Cockshaw 1968, «La famille du copiste David Aubert», in Scriptorium, 22, pp. 279-286

J.M.G. Schobben 1969-1972, Contributions à l’étude des sources de David Aubert. I / La part du ‘Pseudo-Turpin’ dans les ‘Croniques et Conquestes de Charlemaine’ de David Aubert, La Haye – Paris, Mouton, 1969. II / David Aubert et l’expédition de Charlemagne en Orient, La Haye – Paris, Mouton, 1972

R. Guiette 1970, «La mort de la belle Aude dans les Croniques et Conquestes de Charlemaine», in Mélanges de langue et de littérature du Moyen Age et de la Renaissance offerts à Jean Frappier, Genève, Droz, I, pp. 391-395

F. Suard 1980, «L’épopée française tardive (XIVe-XVe siècle)», in Etudes de philologie romane et d’histoire littéraire offertes à Jules Horrent, Liège, D’Heur – Cherubini, pp. 449-460

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