(B) la source
L’examen des sources s’avère singulièrement délicat. Des sources diverses ont été exploitées et ont servi de simples points de départ. Aucune n’est privilégiée; David Aubert semble d’ailleurs s’être ingénié à brouiller les pistes. Il a eu recours à des chroniques et à des chansons de geste, mais, dans chaque cas, on ignore quelle version il a utilisée. Des contradictions de détail écartent l’idée d’une fidélité absolue à un modèle, d’autant qu’une certaine part due à la tradition orale ne saurait être écartée. Des incertitudes constantes demeurent après les investigations pratiquées et empêchent toute affirmation péremptoire.
B. Bousmanne et G. Palumbo (LDB, IV, p. 132) ont rappelé les sources envisagées par G. Doutrepont, notamment la Vita Karoli Magni d’Eginhard, la Chronique du Pseudo-Turpin, l’Iter Hierosolimitanum, les Grandes Chroniques de France, la Chronique rimée de Philippe Mousket, ainsi que de nombreux textes épiques: Doon de Mayence, Gaufrey, Charlemagne de Girart d’Amiens, la Chevalerie Ogier de Raimbert de Paris et les Enfances Ogier d’Adenet le Roi, la Chanson d’Aspremont, Garin de Monglane en prose (Paris, Arsenal, ms 3351, voir notice), Fierabras en vers ainsi que le roman de Fierabras anonyme en prose (voir notice), Renaut de Montauban (version du XIIIème siècle), peut-être la Prise de Pampelune de Nicolas de Vérone, une version française de la Karlamagnus saga, le Roland rimé, la Chanson des Saisnes de Jean Bodel.
Dans cette même notice, B. Bousmanne et G. Palumbo eux-mêmes ont procédé à un travail méticuleux (LDB, IV, pp. 133-142). Ils examinent point par point les différentes étapes du récit, en apportant leur pierre à l’édifice. Il convient de se reporter à leurs analyses admirables. Quelques exemples seulement: le «portrait de Charlemagne» est établi d’après la traduction française de l’Historia Magni Karoli «faite par maître Johannes et plus précisément une version remaniée… composée en 1206» (p. 133); pour les «guerres contre les Lombards et les Saxons», «David Aubert semble avoir repris, développé et adapté une source majeure, les Grandes Chroniques de France» (p. 133); la structure générale est respectée, même s’il y a des «coupures» et des «remaniements»; il en est de même pour la «reprise de la guerre contre les Saxons», pour «Charlemagne aide le pape Léon et est couronné empereur» et pour le Voyage de Charlemagne à Jérusalem (pp. 134-135); pour ce qui touche à la «bataille en Aspremont», vis-à-vis d’une tradition manuscrite compliquée, la version des Chroniques est difficile à rattacher à une source; peut-être David Aubert a-t-il fait preuve d’une particulière originalité; Girart de Vienne ne dérive pas du poème de Bertrand de Bar-sur-Aube, mais de trois versions du XVe siècle. La situation des Quatre Fils Aymon est extrêmement compliquée: une seule certitude, David Aubert «a connu le cycle remanié des Quatre Fils Aymon en entier» (p. 139). Pour la «bataille de Roncevaux», B. Bousmanne et G. Palumbo s’opposent aux vues de J. Horrent, d’A. Moisan et de J. M. G. Schobben: la «prise de Narbonne» se situe dans le droit fil de la Geste de Garin de Monglane en proseet du Roman de Guillaume d’Orange en prose. La «dernière guerre contre les Saisnes» s’inspire directement de la Chanson des Saisnes de Jean Bodel (ms T et L). Parfois, David Aubert n’a pas suivi de texte précis («Jeunesse de Charlemagne» et «Guerre contre Gargane, roi de Hongrie»).
En résumé, dans la mesure où des filiations précises peuvent être établies, David Aubert s’est surtout servi de versions françaises assez récentes et en prose, ce qui ne signifie pas qu’il ait ignoré l’existence des anciennes chansons de geste. En tout cas, il n’avait aucune raison de recourir directement à des sources latines. Le souci d’harmonisation de la matière est constant pour aboutir à une biographie poétique de Charlemagne. Quelles que soient les sources considérées, David Aubert s’appuie sur les versions les plus remaniées. B. Bousmanne et G. Palumbo font remarquer que «le compilateur […] fait preuve d’une excellente connaissance, presque encyclopédique, de la production épique carolingienne accessible à son époque» (LDB, IV, p. 144). S’il semble avoir travaillé parfois de mémoire, David Aubert peut également décalquer sa source avec précision. L’unité de la compilation a aussi été renforcée par la mise au premier plan de personnages qui avaient moins d’importance dans les diverses sources: «Naimes, Turpin, Richart de Normandie, Thierri d’Ardenne ou Carouel d’Angleterre» (p. 145). Cela est complété par la volonté d’harmonisation et la création d’une atmosphère chevaleresque et courtoise.
La thèse de V. Guyen-Croquez (Nancy, 2008, sous presse) apporte des vues complémentaires et partiellement nouvelles sur les Chroniques et leurs sources, le traitement que David Aubert leur réserve, tout en visant à la cohérence interne de son récit et à l’idéalisation de Charlemagne.